65.
Après avoir initié Paneb aux lois de la géométrie, les tailleurs de pierre l’avaient convié à visiter, en compagnie de Néfer, la vieille cité, première capitale de l’Égypte. Le fils adoptif du maître d’œuvre avait découvert l’ancienne citadelle aux murs blancs, les temples de Ptah, d’Hathor et de Neit, les palais royaux et le quartier des artisans, avant de finir la journée dans une taverne où l’on servait une délicieuse bière fraîche.
La joyeuse bande n’était pas avare d’histoires drôles ; Paneb s’apprêtait à raconter les siennes lorsqu’un officier, suivi d’une dizaine de soldats, pénétra dans la taverne.
— Silence ! ordonna-t-il. Écoutez-moi tous avec attention.
Inquiets, les regards convergèrent vers l’officier.
— Les troupes casernées à Memphis sont en état d’alerte, car nous redoutons une attaque libyenne d’un jour à l’autre. Étant donné la gravité de la situation, il nous faut un maximum de volontaires pour défendre la ville ; si elle tombait aux mains de l’adversaire, la population serait massacrée. J’espère que vous saurez vous montrer courageux.
Néfer voulut se lever, comme les autres, mais Paneb l’en empêcha en lui posant fermement la main sur l’épaule.
— Pas toi, mon père. Tu es le maître d’œuvre de la Place de Vérité, tu ne dois pas risquer ta vie.
— Et toi, tu es peintre et...
— Si j’étais tué au combat, Ched le Sauveur terminerait le travail.
L’un des tailleurs de pierre memphites s’exprima au nom de ses camarades.
— Paneb a raison, et l’officier l’approuvera, lui aussi. Chacun connaît l’importance que le roi accorde à la Place de Vérité. Ta place est là-bas, Néfer.
— Mais Paneb est un membre de mon équipe et...
— Justement, coupa Paneb. À moi de défendre l’honneur de notre confrérie. Sois tranquille, les Libyens ne seront pas déçus.
Mérenptah avait frappé vite et fort, engageant la quasi-totalité de ses troupes dans un assaut décisif, au moment où les chefs des coalisés se querellaient pour des problèmes de préséance et de répartition du prodigieux butin qu’ils considéraient déjà comme acquis.
La première armée égyptienne avait attaqué par l’est, la deuxième par le sud et la troisième par l’ouest. La quatrième s’était contentée d’intervenir en renfort, alors que la bataille était déjà gagnée. Désorganisés, recevant des ordres contradictoires, les coalisés avaient éclaté comme une grenade trop mûre. Certains fuyards s’étaient réfugiés dans les villes de Gézer et d’Ascalon, que les Égyptiens avaient aussitôt prises d’assaut ; d’autres avaient réussi à s’échapper pour rejoindre le gros des troupes libyennes massées à la hauteur du Fayoum, au sud-ouest de Memphis.
Le roi n’avait pas permis à ses armées de reprendre leur souffle. Les dernières poches de résistance éliminées et la Syro-Palestine de nouveau sous contrôle, il avait gagné Memphis à marche forcée.
Son fils Séthi l’attendait à l’entrée de la citadelle aux murs blancs.
— Memphis résistera à n’importe quel assaut, Majesté.
— Ne soyons pas passifs, décida le monarque, et continuons à appliquer la stratégie qui nous a offert une première victoire.
— Laisserons-nous Memphis sans défense ?
— Cette nuit, le dieu Ptah m’est apparu en rêve et il m’a donné une épée qui a écarté de moi le doute et la peur. Que les éclaireurs me fournissent la position exacte des Libyens, et nous les écraserons avant qu’ils n’attaquent.
Au terme d’une ultime séance de palabres, la décision avait enfin été prise : ce serait le chef de tribu Mérié qui mènerait dix mille combattants libyens à la conquête de Memphis.
La défaite de la coalition, au nord-est de l’Égypte, n’avait pas ébranlé sa détermination. La bataille avait été rude, les troupes égyptiennes étaient épuisées, et Memphis dégarnie. Quand ses défenseurs verraient déferler une horde hurlante de guerriers tatoués et barbus, à la chevelure nattée dans laquelle étaient plantées deux grandes plumes, ils prendraient peur et ne résisteraient pas longtemps.
Après s’être emparé de Memphis, Mérié mettrait à sac la ville sainte d’Héliopolis dont la destruction démoraliserait l’adversaire. Puis les victoires s’enchaîneraient, avant la conquête du Delta tout entier, suivie d’une invasion nubienne au sud.
La défaite des coalisés n’avait pas surpris le chef des Libyens ; leur rôle majeur ne consistait-il pas à affaiblir l’ennemi en le fixant loin de Memphis pour laisser le champ libre à la principale vague d’assaut ?
Mérié effacerait des siècles d’humiliation. Pour la première fois, la Libye vaincrait l’Égypte et s’emparerait de ses trésors. Il tuerait Mérenptah de ses propres mains en lui transperçant le corps de sa lance et il n’épargnerait aucun membre de sa famille afin d’anéantir sa dynastie.
Le nouveau roi d’Égypte se nommerait Mérié.
Le troisième jour du troisième mois de la troisième saison était torride, comme souvent fin mai. Les poignets ornés de bracelets, Mérié avait revêtu une robe chamarrée aux motifs floraux et croisé un baudrier sur sa poitrine. À sa ceinture étaient accrochés poignard et épée courte. Son coiffeur avait égalisé les poils de sa barbe en pointe et divisé son abondante chevelure en trois parties, avant de façonner une longue tresse centrale bien enroulée à sa partie inférieure et d’y planter les deux plumes d’autruche, écartées l’une de l’autre.
Après un copieux déjeuner qui avait renforcé un moral déjà élevé, les soldats libyens n’attendaient plus que le signal du départ.
Alors que Mérié sortait de sa tente, un cavalier pénétra en trombe dans le campement et il s’immobilisa devant son chef.
— Les Égyptiens... Ils sont là !
— Des éclaireurs ?
— Non, une armée, une énorme armée avec le pharaon à sa tête !
— C’est impossible ! Il n’a pas pu revenir aussi vite de Palestine.
— Nous sommes encerclés !
La première volée de flèches ne fit que de rares victimes mais elle sema la panique dans le camp libyen. Mérié eut le plus grand mal à rassembler ses hommes qui s’éparpillaient dans tous les sens. Déjà, les premiers fantassins égyptiens franchissaient les palissades sommaires, sous la protection du tir fourni et ininterrompu des archers.
— Au canal, vite !
Tenter de défendre le campement aurait été suicidaire. Il fallait trouver refuge sur les bateaux et battre en retraite.
Les flammes qui montaient vers le ciel clouèrent Mérié sur place. Pharaon avait attaqué de tous côtés et incendié les embarcations. Autour du chef des Libyens, les hommes tombaient sous les coups d’un adversaire implacable qui progressait à une vitesse fulgurante.
La bataille entrait dans sa sixième heure, et elle serait bientôt terminée. Après la débandade initiale, les Libyens s’étaient ressaisis et avaient combattu pied à pied, sachant que l’ennemi ne ferait pas de quartier. Mérié avait rameuté ses dernières forces pour tenter une contre-attaque, avec l’espoir de briser l’encerclement.
S’amusant comme un fou, Paneb avait vu les Libyens se répandre sur les digues comme des souris et il en avait rattrapé une bonne cinquantaine à la course. Épées et poignards n’effrayaient pas le jeune colosse qui brisait allègrement les avant-bras avant d’assommer l’adversaire d’un coup de poing. Il entassait ses prisonniers de place en place sous les yeux ébahis des fantassins.
Le campement libyen était en feu, et la fumée favorisait la fuite des vaincus. Au passage, Paneb en estourbit une dizaine qui eurent le tort de s’enfuir dans sa direction.
Il en repéra un grand, vêtu d’une robe bariolée et chaussé de sandales de luxe, qui tentait de monter sur un char tiré par un cheval trop effrayé pour avancer. L’animal se cabra en hennissant, et le Libyen renonça.
— Toi, là-bas ! hurla Paneb. Rends-toi ou je te brise les os !
Mérié lança son javelot, mais son bras avait tremblé et l’arme frôla l’épaule du colosse. Irrité, Paneb se rua sur le sauvage qui avait failli le blesser.
Un Libyen tenta de protéger la fuite de son chef, mais Paneb lui fit éclater le nez d’un coup de coude. Affolé, Mérié avait ôté ses sandales afin de courir plus vite ; son poursuivant piétina les deux plumes tombées sur le sol, souillé du sang des Libyens, et d’un bond, il lui sauta sur le dos.
La victoire à peine acquise, une nuée de scribes avaient entamé leur comptabilité pour remettre au pharaon un rapport détaillé.
Leur supérieur se présenta devant le roi qui contemplait le champ de bataille où ses hommes venaient de sauver l’Égypte.
— Sous réserve de vérifications ultérieures, Majesté, voici les premières estimations des biens prélevés sur l’ennemi : 44 chevaux, 11 594 bœufs, ânes et béliers, 9 268 épées, 128 660 flèches, 6 860 arcs, 3 174 vases de bronze, 531 bijoux d’or et d’argent et 34 pièces d’étoffe. 9 376 Libyens ont été abattus, 800 faits prisonniers, les autres ont disparu.
— Comptez un prisonnier de plus, leur chef ! clama la voix puissante de Paneb qui poussait devant lui un Mérié tremblant de tous ses membres.
Ce dernier se jeta aux pieds de Mérenptah pour implorer son pardon.
— Je te connais, dit le roi au colosse. N’es-tu pas un artisan de la Place de Vérité ?
— Je suis Paneb, fils de Néfer le Silencieux et de Claire, la femme sage, Majesté, répondit le peintre en s’inclinant.
— Pourquoi te trouves-tu ici ?
— Néfer voulait me faire connaître les pyramides et Memphis... La bienveillance des dieux m’a permis de participer à ce combat et de vous ramener ce lâche qui tentait de s’enfuir.
L’exploit de Paneb serait vite célébré dans le pays entier, et l’on saurait que la Place de Vérité n’avait pas hésité à se battre aux côtés des soldats de Pharaon.
— Je te confie une importante mission, Paneb. Un scribe te remettra un papyrus contenant le récit de ma victoire sur les Libyens et de la lumière sur les ténèbres. Tu te rendras à Karnak et tu graveras ce texte sur la paroi intérieure du mur est de la cour du septième pylône du temple d’Amon. Tous ici présents, vénérons-le pour avoir guidé nos cœurs et rendu fermes nos bras.
Une prière muette monta vers le ciel bleu d’une chaude soirée de mai au cours de laquelle les Deux Terres savouraient la paix sauvegardée.